Le ressenti de féministes lesbiennes et blanches pendant la marche en hommage à Adama Traoré, un texte subjectif bien au-delà des stéréotypes sur les « banlieues ».
Par Florence
Paru initialement le 27 juillet 2017 sur le blog de Mediapart
Mediapart n’a rien publié sur la marche-hommage du 22 juillet 2017 à Beaumont-sur-Oise, un an après la mort d’Adama Traoré entre les mains des gendarmes. C’est sans doute qu’on est en plein été, dommage… Pourquoi ne pas écrire nous-mêmes, a suggéré un ami ? Bien sûr, le Bondy Blog a déjà publié un reportage de qualité. Pour nous, reste à esquisser un texte situé – depuis notre point de vue, subjectif, mais aussi émotionnel. Nous sommes profs, et blanches, donc privilégiées ; et nous sommes femmes, féministes et lesbiennes.
Dans le Transilien qui nous amène dans la ville fleurie et tranquille de Beaumont-sur-Oise, nous montons en compagnie de militant·e·s que nous ne connaissons pas, mais nous savons que c’est pour la même raison que nous venons remplir ce train où personne ne nous demandera notre ticket. Nous apprenons plus tard qu’un jeune homme a été contrôlé : il n’était pas blanc. Il a été poussé hors du train, alors qu’un policier insultait la mémoire d’Adama Traoré en le traitant de « violeur » (la famille Traoré a porté plainte pour diffamation).
Beaucoup de femmes sont là : l’une, dont le look indique sans doute politiquement son homosexualité, lit un livre de Mona Chollet, autrice féministe. D’autres féministes ont indiqué qu’elles participeront à la marche, comme le collectif afroféministe MWASI ou Rokhaya Diallo.
Nous descendons à Beaumont et voyons Assa Traoré de très loin, face aux médias : sa force et sa dignité sont rayonnantes. Toutes ces femmes autour d’elle, cette puissance qui fait bloc et qui se rebelle contre la violence d’État. Comme l’indiquait le sociologue Eric Fassin dans son billet « Sœur courage », elles déjouent ainsi les stéréotypes de genre que bon nombre de nos concitoyens blancs entretiennent sur les quartiers populaires et sur les rapports entre garçons et filles dans les « banlieues ». Les garçons sont là, mais avec discrétion. Ils sont à l’arrière et écoutent en silence la porte-parole et leadeure, les yeux baissés. Ils ont un rôle très actif au sein du comité de soutien à Adama Traoré, mais ils restent dans l’ombre en ce moment médiatique. Ce n’est pas souvent le cas dans le monde militant blanc…
La marche commence : « Justice pour Adama », « Pas de justice, pas de paix ». Gorges nouées, difficile de scander les slogans, les larmes coulent. Surtout quand Assa Traoré prend la parole : elle incarne dans sa chair ce que veut dire vivre au quotidien la violence d’État, la criminalisation, la diffamation, le harcèlement, l’intimidation, la répression, de la part d’un système qui entend bien perpétuer sa domination. Le livre édifiant d’Assa Traoré et Elsa Vigoureux, Lettre à Adama, permet de saisir l’importance de l’affaire.
Nous marchons sous des petits fanions bleu-blanc-rouge, sûrement des restes des festivités du 14 Juillet : la fameuse République Française et son Liberté-Egalité-Fraternité affiché orgueilleusement sur nos écoles, nos mairies. Et nous nous demandons, encore une fois : « Oui, mais pour qui ? ». Plus jeunes, nous avons voulu y croire, c’est peut-être aussi pour cela que nous avons voulu devenir enseignantes : l’École n’est-elle pas censée représenter ces valeurs ? Mais la réalité est tout autre (une association, Front de mères, s’est d’ailleurs créée à ce sujet) : derrière la façade universaliste, la violence que l’État fait subir aux enfants des quartiers populaires, et aux autres minorités, est une expérience quotidienne. Nos larmes, au-delà de la colère face à l’injustice de la mort d’Adama Traoré, sont sûrement l’expression de notre rage face à la trahison, face à l’hypocrisie des valeurs bafouées.
Aucun victimisme chez ces militant·e·s, contrairement à ce que l’opinion publique voudrait nous faire croire : ce sont des combattant·e·s déterminé·e·s et pacifiques. Iels sont dignes, iels ne lâcheront rien, iels ont les outils pour s’unir face à une si grosse machine. Iels ont une résilience telle qu’iels réussissent à garder la mémoire de leurs luttes, malgré l’invisibilisation qui leur est faite.
La prière s’élève au son du mégaphone devant la Gendarmerie, là où le corps d’Adama Traoré, déjà décédé, attendait l’arrivée des secours. Nous sommes athées, et pourtant cette prière nous emporte dans le recueillement, car cette prière est universelle, elle nous parle à tou·te·s bien que nous n’en comprenions pas la langue. Nous sommes tou·te·s ensemble ici pour soutenir la famille Traoré dans sa lutte, et toutes les autres familles de victimes de violences policières. Par le hasard des déambulations militantes, nous nous retrouvons à côté d’un autre groupe de couples de femmes blanches : cela nous était déjà arrivé à la marche pour la Justice et la Dignité du 19 mars 2017. L’émotion fait qu’elles se donnent la main elles aussi, qu’elles s’embrassent tendrement pour se soutenir quand leurs yeux deviennent humides. On voudrait nous faire croire que les « banlieues » sont les espaces homophobes et machistes par excellence. Combien de fois dans les rues du Paris blanc, en pleine journée, nous lâchons-nous la main, sans même nous concerter ? Car nous savons… Combien de regards d’hommes sur nous dans les quartiers aisés de Paris, condescendants ou fétichisants ? Combien de remarques, qui se veulent sans doute drôles, accumulées chaque jour dans nos familles, nos relations, nos lieux de vie, nos métiers ? Ici, nous sommes à notre place et personne ne viendra nous la disputer. Nous sommes en sécurité, sensation que les lesbiennes choisissant de vivre leur couple en public savent rare.
Un jour, peut-être, les sciences sociales et politiques se pencheront sur les convergences et les soutiens des féministes lesbiennes blanches au sein des mouvements anti-racistes des quartiers populaires, ici et ailleurs. Nous savons au fond de nous que nos expériences se parlent les unes aux autres : la violence et les injonctions que nous recevons ne sont pas les mêmes, certes, les conséquences non plus, mais les schémas se ressemblent dans les modes d’action des oppressions. Que dire quand plusieurs féministes musulmanes comprennent, avant même que notre phrase ne soit finie, les processus de domination que nous vivons au quotidien en tant que lesbiennes, alors qu’une féministe hétérosexuelle blanche aura plutôt tendance à les nier ou les minimiser ? Que dire quand une chercheuse travaillant sur le féminisme islamique nous dit : « Les lesbiennes ont toujours été là » ? Nous attendons de connaître l’histoire invisibilisée des alliances de nos aînées, mais nous savons qu’à chaque événement militant, elles sont là et nous nous inscrivons dans leurs pas sans le savoir. De Christine Delphy à OcéaneRoseMarie[1], elles sont là. Ne tombons pas dans la caricature : si une grande majorité des féministes blanches soutenant haut et fort les luttes des quartiers populaires sont lesbiennes, la réciproque n’est pas valable : toutes les lesbiennes ne saisissent pas l’importance de cette alliance. Pensons à Caroline Fourest : on se demande d’ailleurs comment elle peut ne pas faire le lien entre des processus de discriminations si parallèles… Son idéologie ne trahit-elle pas notre propre « communauté » ?
Et puis nous voyons tous ces enfants, qui savent depuis très jeunes ce que c’est qu’être noir·e, ou arabe. Et nous, à quel âge avons-nous pris conscience d’être blanches ? La gravité dans leur regard nous fait penser que leur nom risque un jour de s’ajouter à la liste des personnes assassinées par les forces de l’ordre en France, sur la banderole affichée à l’entrée du stade de Boyenval par le comité d’organisation de la Marche. Et c’est aussi pour éviter cela que nous sommes là.
[1] A l’époque où ce texte a été écrit, l’artiste n’avait pas encore fait son coming-out trans. Aujourd’hui, son nom à la ville comme sur scène, est Océan.
Ce texte n’engage que la responsabilité de son autrice. Les textes du collectif sont signés « Par le Collectif Irrécupérables ».