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‘Carmen et Lola’ est sorti en France : un film lesbien et…raciste? (3/3)

Carmen et Lola, ou le ciné anthropogadjique

Un spectateur non-gitan, Gadjo donc, qui verra le film d’Arantxa Echevarría sur l’histoire d’amour entre deux jeunes gitanes, sortira du cinéma comme il est venu : avec ses préjugés antigitans confirmés et exempté de questionner le patriarcat, la lesbophobie et l’antigitanisme systémiques.

NB : Le terme Gadjo est la traduction du terme espagnol payo, qui, pour les Rroms, signifie non-gitan

Les personnages de Carmen et Lola dans un photogramme de la bande annonce

Le film espagnol Carmen et Lola, réalisé par Arantxa Echevarría, propose une histoire d’amour entre deux femmes gitanes. Cette thématique et la manière qu’a la réalisatrice d’aborder l’intrigue a ouvert un vaste débat en Espagne, tant au sein de la communauté gitane qu’au sein de la société majoritaire. J’aimerais analyser certains aspects qui ont attiré mon attention dans ce film.

Le regard National Geographic

Avant d’entrer dans le vif du sujet (La communauté est-elle représentée de manière adéquate? Y a-t-il des stéréotypes? Est-ce que c’est seulement un film, qui n’essaye pas de représenter l’intégralité de la communauté?), mon attention a été attirée par le regard qu’adopte la caméra, le genre de choses qu’elle filme et comment elle le fait: la réalisatrice nous présente tous les stéréotypes que nous, les Gadjé, les non-gitans, nous avons de la communauté gitane, mais en plus, avec ce regard anthropologique de celui qui s’est infiltré dans une communauté bizarre et qui nous la fait voir « de l’intérieur ». La réalisatrice abuse de ce regard documentaire, « anthropogadjique » comme le nomme un de mes amis gitans, du « allez, venez voir le monde gitan » ; on voit tous les clichés gitans de A à Z: le marché, la foi, la fête, la demande en mariage, la drague, le machisme, l’homophobie (la lesbophobie), les « cousins », la marginalité, les claquements de mains flamencos… avec une manière de filmer « réaliste », du type « cinéma vérité »[1], la caméra à la main, qui entre dans les maisons gitanes jusque dans la cuisine, littéralement. Et beaucoup de gens diront : « Mais ça fait partie de la communauté gitane, c’est leur réalité ». Néanmoins, il se produit une certaine confusion du fait d’une manière double de filmer tout au long du film: les scènes « documentaires » nous donnent une sensation de réalité, et les scènes les plus préparées transmettent une image de « fiction ». Donc… »s’agit-il seulement d’un film, ou bien est-ce que c’est un « documentaire »? La réalisatrice mélange les deux langages cinématographiques, de telle sorte qu’elle est toujours gagnante : si on l’accuse de ne pas être réaliste, elle en appelle au fait que ce n’est qu’une fiction; si on l’accuse d’être trop dans la fiction, elle affirme que ce qui apparaît à l’écran « est réel ».

Et c’est fort possible que ça soit réel, là n’est pas la question. Un des problèmes du film est qu’il n’interpelle pas la société majoritaire : les Gadjé et les Gadjias n’apparaissent presque pas, et bien qu’il y ait une brève scène de discrimination quand une des filles cherche un travail, le film se déroule dans un monde fermé à 100% gitan, où l’interaction avec la communauté gadji n’est pas abordée. Si l’on ajoute à cela le double exotisme (gitane et lesbienne: la soupe lubrique est servie, intersectionnalité à fond), l’approche du film pour « Gadjé curieux » est inévitable, même si l’intention est de « donner la parole aux femmes gitanes » (comme si elles n’en avaient pas), ou de donner un coup de main solidaire dans la lutte contre la lesbophobie (« amies gitanes lesbiennes, opprimées par votre peuple, on vient vous sauver »).

Où sont les Gadjé ?

Un des autres problèmes du film, c’est le contexte dans lequel il est reçu, son public. Le contexte actuel est qu’il y a un préjugé antigitan installé dans la société majoritaire depuis des siècles. La majorité des Gadjé et des Gadjias nous recevons depuis notre naissance une longue liste de messages, préjugés et stéréotypes que nous assimilons et répétons en général, et nous avons tendance à généraliser quand nous voyons une image ou une scène où il y a des personnes gitanes. Si un film montre une scène avec un père blanc machiste, le public ne pensera pas : « regarde, tous les blancs, comme ils sont machistes ». Le Blanc, c’est ce que la sémiotique appelle « l’élément non marqué ». Ce n’est pas une « ethnie », il n’existe pas, il est invisible, il ne peut être généralisé. Mais si un film montre une scène avec un père gitan machiste, ça confirme automatiquement nos préjugés : « tu vois comme les gitans sont machistes? » (tous). Même si ce n’est pas l’intention de la réalisatrice, cette généralisation va se produire, dans le contexte dans lequel nous vivons actuellement. La même chose se passe avec l’homophobie/la lesbophobie: dans l’intrigue du film (attention, spoiler, mais prévisible) la relation lesbienne ne plaît pas du tout aux familles des jeunes filles. Mais ça, même si c’est vraisemblable, ça confirme seulement nos préjugés: « Beh oui, les gitans sont très homophobes ». Ainsi, le spectateur non-gitan, le Gadjo s’en sort indemne, il ne questionne pas le patriarcat de sa propre communauté, ni la lesbophobie généralisée qui existe en Espagne de toutes parts (il y a des milliers de lesbiennes gadjias qui sont rejetées par leurs familles, mais personne ne va se souvenir de ça en voyant le film; et il y a des pères et des mères gitan.es qui soutiennent et aiment leurs filles lesbiennes; ça, ça n’est pas non plus dans l’imaginaire gadjo, ni dans le film).

C’est cet « autre », que nous avons vu à travers le petit regard National Gadjographic, qui est machiste et lesbophobe, il vient d’un peuple attardé « qui arrivera bien à notre niveau un jour » (suprémacisme blanc et téléologique: tous les peuples doivent suivre le même cours de l’histoire, « évoluer » vers le monde blanc). J’insiste: ce n’est pas un problème « du » film, ni l’intention de la réalisatrice, c’est un effet automatique social, collectif, public, qui se produit toujours lorsque l’on publie des scènes où il y a des personnages ou des familles racisées.

Sauver les lesbiennes et la Nation

Quand je parle des effets collectifs de la réception du film, je me réfère à ceci : renforcement de l’antigitanisme, et ses possibles utilisations pour le « gadjonationalisme ». Jasbir Puar a forgé il y a des années le terme « d’homonationalisme » pour expliquer un phénomène qui est apparu après le 11 septembre aux USA, et qui perdure encore aujourd’hui. Il s’agit d’utiliser la défense des droits d’une minorité opprimée (dans ce cas, les personnes LGBT) pour discriminer et persécuter une autre (dans le cas du 11 septembre, les musulmans). Ce mécanisme se base sur le fait de promouvoir l’idée que « les droits LGBT sont en danger, parce que TOUS les musulmans sont homophobes », dans le but d’appliquer des politiques nationales islamophobes (« expulsons tous les musulmans, pour protéger nos chers compatriotes LGBT »).

Dans le cas du film Carmen et Lola, peut-être sans le vouloir, tout le matériel pour un discours que j’appelle gadjonationaliste est fourni: maintenant, nous pouvons discriminer et rejeter encore plus les Gitans, car nous avons vu, grâce au film, qu’ils sont très homophobes/lesbophobes. « Eux » (les gitans) menacent « nos » droits civils (LGBT) et notre société (Gadji). Encore une fois le célèbre ilsneveulentpass’intégrer. Le problème, c’est que cette approche, en plus de légitimer la discrimination, laisse intacts le système patriarcal (qui implique les Gadjé/ias et les Gitan.es, et encore plus les femmes de ces deux communautés), le système homophobe global, et le système antigitan (il n’y a pas de réflexion ni d’interpellation de la communauté majoritaire, ni de ses interactions avec la communauté gitane).

Filmer « l’autre »

L’autre réflexion que nous pouvons faire est la suivante : est-ce qu’il y a du sens ou une quelconque légitimité dans le fait de faire un film sur une communauté à laquelle tu n’appartiens pas? Bien sûr, n’importe quel réalisateur ou réalisatrice est libre de faire ce qu’il veut et sur le thème qu’il veut. Mais, comme me le signalait mon amie Fefa Vila quand nous sortions du cinéma après avoir vu le film, si la réalisatrice ne questionne pas sa position de privilège dans son langage, ni dans son approche, on peut tomber dans un regard colonial, en s’exprimant depuis un lieu de pouvoir (Blanc, Gadjo, cis, etc.) sur une communauté opprimée, sans interroger ce lieu d’énonciation privilégié. Je crois que la réalisatrice n’a pas su résoudre ce problème. La question n’est pas de savoir si ce qui apparaît dans le film est « réel » ou pas, mais depuis quel espace on filme, on s’exprime, on parle, et pour quels publics. Il ne s’agit pas de tomber dans un « intégrisme » ou un « fondamentalisme » (seuls les Noirs peuvent faire des films sur les Noirs, les gays sur les gays, etc.) mais de devenir responsable de son propre lieu d’énonciation et de questionner sa propre communauté dominante, et ses récits habituels. Et surtout apporter un peu de diversité et d’hétérogénéité. Le film représente des familles et des personnages très homogènes, très plats, ce qui renforce une image stéréotypée de peuple fermé et monolithique; en ce sens, je crois que cela n’apporte rien au spectateur gadjo: ok, deux filles gitanes tombent amoureuses, leurs familles le vivent super mal, le père est machiste, la mère le vit comme un drame et ne veut pas comprendre. Sacrée nouveauté! Le spectateur sort comme il était entré, avec ses idées préconçues confirmées: lesbophobie, machisme, communauté en retard et fermée, ce que nous « savions » déjà (en réalité, le spectateur ne sait rien, car la communauté gitane n’est pas comme ça, mais ses préjugés antigitans en sortent renforcés).

Il est nécessaire de toujours se demander pourquoi on fait quelque chose, d’où on le fait et pour qui. Le film va-t-il « aider » les lesbiennes gitanes? (Mais veulent-elles être aidées?). Va-t-il changer ou éliminer nos préjugés antigitans? Va-t-il aider à combattre le patriarcat? Va-t-il ouvrir un débat au sein de la communauté gitane sur la diversité sexuelle (un débat qu’ont d’ailleurs déjà ouvert des Gitan.es)? Que pensent du film les spectateur.ices gitan.es? Le film va-t-il engendrer plus de solidarité de la part de la communauté LGBT non gitane, qui, en général, ne s’intéresse pas au peuple gitan, quand elle ne le rejette pas ouvertement?

Pour répondre à ces questions, je propose de suivre le conseil de l’écrivaine et cinéaste Marguerite Duras : « Ce n’est pas qu’il faut arriver à quelque chose, c’est qu’il faut sortir de là où l’on est ».

Javier Sáez
Sociologue et activiste pédé, spécialiste de théorie queer et psychanalyse
Texte publié le 20/09/18 en langue espagnole sur le site Pikara Magazine, traduit par nos soins avec l’accord de son auteur.

[1] En français dans le texte


Autres textes du dossier Carmen et Lola :
– Ici, le texte d’introduction du Collectif Irrécupérables : « Carmen et Lola est sorti en France : un film lesbien et…raciste? » (1/3)
– Ici, le texte de Silvia Agüero Fernández traduit : « Le concept épistémique de Gadji indécrottable : ou comment le film espagnol Carmen et Lola piétine les femmes gitanes et invisibilise nos luttes »