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Enthoven, écriture inclusive et « façonnage des consciences »

Décryptage de la chronique de Raphaël Enthoven le mardi 26 septembre dernier, dans laquelle il légitime l’oppression sexiste que véhicule le langage et dont la violence à l’égard des féministes est inversement proportionnelle à la rigueur.

Par Jérôme Martin

Tribune précédemment parue sur le blog « Vendeur-ses de haine » du Club de Mediapart, le 1 octobre 2017.

Enthoven, négationniste vicieux

Dans sa chronique (voir la vidéo à ce lien, le verbatim à celui-ci), l’éditorialiste affirme que l’écriture inclusive serait du « négationnisme vertueux » tout comme le travail de mémoire sur la responsabilité française de l’esclavage : « Dans le sillage des gens qui veulent débaptiser les lycées ou déboulonner les statues de confédérés, l’écriture inclusive est un négationnisme vertueux, un lifting du langage qui croit abolir les injustices du passé en supprimant leurs traces. »

C’est pourtant bien lui qui réécrit à sa sauce l’histoire de la langue pour légitimer les oppressions qu’elle véhicule. Il reconnaît par exemple que « des siècles d’injustice ont façonné le langage ». Mais sa formulation est un euphémisme : ce ne sont pas des « siècles d’injustice », expression bien impersonnelle, mais des grammairiens, puis des académiciens, faits de chair et de sang, conscients de ce qu’ils faisaient, qui ont, à partir du XVIIème siècle, façonné le langage sexiste que l’écriture inclusive veut corriger.

Comme Eliane Viennot l’explique [1], « le sexisme de la langue française ne relève pas de la langue elle-même, mais des interventions effectuées sur elle depuis le XVIIème siècle par des intellectuels et des institutions qui s’opposaient à l’égalité des sexes ». En 1767 par exemple, l’académicien Nicolas Beauzé écrit : « le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle. »

L’euphémisation à laquelle se livre Enthoven dissimule donc les décisions volontaires qui ont modifié la langue pour en faire disparaître les femmes. On peut par exemple citer l’effacement des noms féminins de métier ou des titres, notamment ceux ayant trait à la vie intellectuelle ou artistique : « philosophesse », « autrice » étaient utilisés jusqu’au XVIIème siècle. On peut aussi citer l’effacement de l’accord de proximité au profit de l’accord au masculin pluriel, règle enseignée depuis deux siècles sous la forme du « masculin qui l’emporte sur le féminin », et qui est un bourrage de crâne imposé dès l’enfance [2].

L’expression « des siècles d’injustice » est donc pour le moins insuffisante pour caractériser la guerre faite aux femmes dans la langue, d’autant que le chroniqueur ne proposera rien pour y faire face. Enthoven nie les opérations menées par les grammairiens et les académiciens dans le langage et qui ont conduit à son état actuel, opérations qui pourraient être défaites, à condition de cesser d’essentialiser la langue, de la traiter en objet fini qui ne doit plus évoluer. Enthoven conclut que « le désir d’égalité n’excuse pas le façonnage des consciences ». Il reconnaît donc que transformer la langue permet le « façonnage de conscience ».

On peut dès lors résumer la logique du chroniqueur. Modifier le langage au XXIème siècle pour façonner les consciences et favoriser l’égalité serait criminel – c’est une « agression », une « lacération de la Joconde ». Mais des « siècles d’injustice » qui ont façonné le langage ne méritent pas une condamnation, pas une réparation, pas une modification, pas un mot. Et la langue en l’état, fruit de ses « siècles d’injustice » doit être préservée, conservée et exposée, telle la Joconde au Louvre. Pour le redire dans les termes du chroniqueur : « le désir d’égalité d’aujourd’hui n’excuse pas le façonnage des consciences. Mais le désir d’inégalité qui s’est imposé et perpétué depuis des siècles d’injustice, lui, l’excuse. »

La chronique d’Enthoven est un acquiescement aux oppressions véhiculées par la langue, et cet acquiescement ne peut se faire sans une réécriture complète de l’histoire à laquelle le chroniqueur se livre sans aucun complexe. Traiter de négationnistes les féministes qui rappellent l’histoire de la langue française ne peut se faire qu’en assumant soi-même et jusqu’au bout un négationnisme vicieux et sexiste : négationnisme de l’histoire de la langue, mais aussi négationnisme des rapports de force à l’œuvre dans la société, dans lequel Enthoven se vautre en comparant des militantes minoritaires aux moyens limités, à l’État tout puissant imaginé par Orwell [3].

La novlangue et la doublepensée d’Enthoven

L’éditorialiste compare l’écriture inclusive à la novlangue de 198: «  L’écriture inclusive est une réécriture qui appauvrit le langage exactement comme le novlangue dans 1984 ». L’invective ainsi lancée à l’écriture inclusive n’a aucune pertinence, comme l’ont très bien démontré plusieurs réactions comme cet article de Frictions ou ce fil twitter :

Ces réactions ont pourtant négligé une part de l’ « argumentation » d’Enthoven. Précisant sa pensée, il rappelle que le principe « du » novlangue (c’est lui qui choisit de traduire le mot au masculin) est de « de réduire autant que possible le nombre de mots et de syllabes afin d’anéantir toute pensée originale ou séditieuse ». Force est de constater dès lors que l’écriture inclusive « fait le contraire puisqu’elle prétend manifester la diversité du monde qu’elle respecte. »

Après nous avoir dit que l’écriture inclusive appauvrit le langage, il reconnaît donc… qu’elle fait le contraire. Enthoven applique un autre principe de Big Brother, complémentaire de la novlangue, la double pensée. Selon ce principe, les contraires sont synonymes (« la guerre, c’est la paix ») lorsque cela sert les intérêts de la dictature en place. Dans le cas du chroniqueur d’Europe 1, il s’agit de servir les intérêts d’une posture dominante en mal d’argumentation.

Pour Enthoven, appauvrir la langue comme le fait Big Brother ou la réformer pour qu’elle reflète plus de diversité comme le proposent les féministes, c’est la même chose. « Qu’on supprime les mots ou qu’on les découpe pour les rendre illisibles, que le but soit de contrôler les gens comme dans 1984 ou d’extirper à la racine d’un mot toute trace d’inégalités comme dans l’écriture inclusive, dans les deux cas, partant du principe qu’on pense comme on parle, c’est le cerveau qu’on vous lave quand on vous purge la langue. »

Tâchons de suivre. L’écriture inclusive serait et la même chose que, et le contraire de, la novlangue, car elle laverait le cerveau. Act Up-Paris, où j’ai milité 15 ans, pratique l’écriture inclusive. Nous aurions donc pratiqué la novlangue, et pratiqué le contraire. Si cela lavait le cerveau, on n’aurait peut-être pas eu besoin de tant d’efforts pour avancer dans la lutte contre le sida.

Soyons sérieuxSEs. Alors que la pandémie touchait de plus en plus de femmes, alors que le sida reste la première cause de mortalité chez les femmes de 15 à 44 ans, alors que les spécificités féminines de l’infection restent encore trop peu traitées par la recherche et les politiques, nous avions fait le choix de recourir à une écriture antisexiste heurtant les habitudes du lectorat, en recourant aux majuscules pour le féminin, en écrivant par exemple : « des séropositifVEs [4] ».

Cela a provoqué des débats en interne, notamment sur la question de la facilité de la lecture. CertainEs militantEs souhaitaient par exemple ne pas recourir à cette écriture quand nous envoyions des communiqués aux journalistes afin de ne pas nous les aliéner. La décision collective a été de maintenir cette forme sur tous les supports, d’assumer de gêner le confort de lecture, y compris celui des journalistes, afin de manifester partout où nous pouvions l’enjeu de la place des femmes dans l’épidémie.

Là où nous avons élaboré une réponse, par la langue, à la minorisation des femmes dans la recherche, la prise en charge et les discours officiels, Enthoven voit un « coup de couteau dans la Joconde », une « agression », un lavage de cerveau.

Nous sommes mêmes alléEs plus loin dans le sacrilège grammatical en écrivant par exemple : « sans-papiErEs expulséEs, sans-papiErEs assassinéEs », qui nous valurent des moqueries, même de la part d’alliéEs, sur ces questions. En mettant au féminin un nom qui, grammaticalement, n’en a pas, nous allions jusqu’au bout d’une logique qui consiste à rappeler que ces personnes que la loi a rendues clandestines sont avant tout des êtres humains, et que parmi elles, il y a des femmes. Faire exister par une infraction aux règles normatives de la langue – sans cesse en évolution – une minorité oppressée pour l’aider à obtenir des droits, faire surgir l’humain dans le langage administratif qui ne voit que du papier, est-ce du lavage de cerveau ou de l’appel à la critique d’une pensée dominante et déshumanisante ?

On le voit, l’écriture inclusive fait naître des débats, invite à un recul critique par rapport à la langue et au monde qu’elle reflète. Par ses invectives, Enthoven nie l’ensemble de ces enjeux.

Le reproche qu’Enthoven fait aux féministes est double, presque contradictoire. D’un côté, elles agressent la langue, la mutilent, lui font violence ; de l’autre, ce qu’elles font est dérisoire : «  Aucun procédé [ne] remédie moins [à la domination masculine dans la langue] que l’écriture inclusive. » D’un côté, l’écriture inclusive « découpe [les mots] pour les rendre illisibles » ; de l’autre « ce pauvre « e » par exemple, qui se mêle au mot sans se mélanger, cette petite voyelle qui joue des coudes pour écarter les lettres d’un mot et s’y planter comme un drapeau sur la lune, c’est le contraire d’une victoire, on dirait Ève congelée dans la côte d’Adam. » D’un côté, la domination masculine n’est pas une excuse valable pour tolérer le sacrilège de modifier la langue ; de l’autre, les modifications proposées par les féministes sont trop ridicules pour combattre le sexisme dans la langue. Le « e » est un drapeau sur la lune – marque d’une conquête décisive de l’histoire humaine – mais ne saurait être considéré comme une victoire. Qu’Enthoven concède ou non de l’importance au sexisme de la langue, les féministes auront toujours tort à ses yeux, même pour des raisons contradictoires.

La guerre, c’est en même temps la paix ; l’esclavage, c’est en même temps la liberté ; le novlangue qui réduit la langue, c’est en même temps l’écriture inclusive qui l’enrichit ; le sexisme dans la langue, ce n’est pas important au point d’accepter de réformer le langage, et en même temps, le sexisme dans la langue, c’est trop important pour que des féministes puissent y répondre sérieusement. Le chroniqueur manie décidément très bien la logique dominante du monde de 1984, la novlangue et la doublepensée.

Enthoven, Ministre de la Vérité

Conséquence logique des accusations de négationnisme et de lavage de cerveau, les militantes féministes sont assimilées au Ministère de la Vérité d’Orwell, dont les empoyéEs sont chargéEs de filtrer les informations à archiver, de les supprimer quand elles gênent le pouvoir et d’assurer une réécriture de l’histoire. Cette nouvelle invective est directement liée à l’accusation de négationnisme, dont j’ai déjà parlé : « à l’image des réécritures du passé dont se charge le Ministère de la vérité, le Miniver de 1984, l’écriture inclusive est un attentat contre la mémoire elle-même. »

Venant d’une personne qui a intitulé sa chronique  « Le fin mot de l’info  », où on entend « Le fin mot de la fin », l’allusion au Ministère de la Vérité est comique. Avec un titre aussi pompeux, Enthoven affirme, encore plus qu’avec le titre précédent, « La morale de l’info », un statut de seul détenteur de la Vérité, une vérité conçue comme unique, et qui doit triompher. Le titre nous annonce que le chroniqueur va non seulement l’emporter sur les sujets qu’il aborde – c’est le sens de l’expression « avoir le mot de la fin ». Mais il le fera subtilement ou brillamment (« le fin mot »).

L’arrogance du titre est traduite dans le dispositif de la chronique, parodie de dialogue où le présentateur Patrick Cohen lit les objections qu’Enthoven a pré-écrites et dont le chroniqueur peut faire semblant de reconnaître la légitimité avant d’y répondre : « Vous avez raison », dit deux fois l’éditorialiste ce mardi-là, tant il aime prouver que le Maître sait écouter le Disciple.

Cette parodie du dialogue philosophique donne l’illusion d’un débat contradictoire et d’un examen honnête des objections. La seule réaction spontanée de Cohen reste un timide « comme vous y allez » (lorsque le chroniqueur parle de lacération de la Joconde) qui tient plus de l’amusement scandalisé que de la vraie critique.

La parodie du dialogue est poussée au paroxysme dans la conclusion, où Cohen demande à Enthoven « le fin mot de la fin/l’info », et où le chroniqueur répond par une phrase lapidaire qui donne son titre à l’émission du jour. Dans l’émission de mardi, la sentence est : « Le désir d’égalitarisme n’excuse pas le façonnage des consciences. » Tout est donc fait pour présenter Enthoven comme le dépositaire de la Vérité, qui aura réponse à tout, aura le dernier mot – une sentence pompeuse, fermant tout débat.

Enthoven s’arroge des droits qu’il refuse aux féministes. Celles-ci ne devraient pas pouvoir modifier l’écriture, mais lui, Mâle Défenseur de la langue et Détenteur du vrai, peut utiliser un néologisme, « cicatraces », et souligner qu’il le fait. A ce stade, on ne peut même plus dire qu’Enthoven serait un employé du Ministère de la Vérité, il en est le responsable.

Et de même que le Miniver ne se préoccupe pas de la vérité de l’information qu’il ou elle supprime ou conserver pour la supprimer, la modifier ou la conserver, mais bien de la seule nocivité potentielle qu’elle représente pour la dictature de 1984, Enthoven n’accorde aucun intérêt ni à la réalité, ni à la véracité de ce qu’il affirme, de ce qu’il tait ou de ce qu’il falsifie. Nous l’avons déjà surpris taisant la responsabilité de grammairiens et d’académiciens dans les réformes sexistes de la langue depuis le XVIIème siècle. Nous allons le voir être transphobe par ignorance des questions de genre et présenter comme vrais des préjugés erronés sur la langue.

Enthoven, transphobe par incompétence

Le chroniqueur commence par citer des exemples de modifications de l’écriture inclusive censés prouver son sacrilège ou son ridicule. Parmi les exemple, le deuxième est le suivant : « Ne dites plus ‘un écrivain transgenre’, dites ‘une auteurrice’ ».  Or cet exemple est doublement transphobe.

D’une part, un écrivain transgenre n’est pas nécessairement un homme. On genre une personne trans comme elle le souhaite. Si donc la personne trans est une femme, on écrira « une écrivaine transgenre ». Enthoven mégenre donc la moitié des personnes concernées par son exemple – et je ne détaille pas les situations où les personnes refusent la binarité du genre.

D’autre part, poser l’équivalence entre « un écrivain transgenre » et « une auteurrice », c’est laisser croire qu’une personne trans serait en même temps homme et femme, comme aimerait nous le faire croire Enthoven en prononçant d’un coup « UnE auteurRICE », alors qu’on doit le lire à voix haute « un auteur ou une autrice ».

L’expression sera utilisée, que la personne soit trans ou non, quand on ne connaît pas son genre. On peut prendre un autre exemple : « Europe 1 devrait ouvrir son antenne à unE chroniqueurSE compétentE » qu’on prononcera « un chroniqueur ou une chroniqueuse » n’implique pas pour la radio de recruter une personne trans.

Poser que l’écriture inclusive désigne par essence unE trans, c’est donc jouer sur les mêmes ressorts transphobes qu’usait Alain Jakubowicz, le président de la Licra, en mai dernier quand il ironisait sur la parité. Quand on lui fait remarquer sa transphobie, Enthoven ironise en disant qu’il mange aussi des enfants :

En bon Ministre de la Vérité, Enthoven n’a pas à se soucier que ses représentations faussées véhiculent les pires clichés sur les personnes trans. En détenteur du « fin mot de la fin », il n’a pas à assumer de banaliser des représentations qui contribuent directement au mal-être des personnes trans, à leur stigmatisation, à leur rejet, à leurs agressions.

Enthoven, conservateur obscurantiste

Si l’écriture inclusive est une « lacération de la Joconde », cela implique que la langue est un objet stable et beau, une œuvre d’art achevée, qui ne se modifie plus et doit être conservée en l’état, et exposée à des touristes qui ne pourront y toucher. Toute modification devient agression, sauf si elle est le fait de personnes autorisées. C’est une conception de la langue fausse et totalitaire.

La langue évolue sans cesse. Enthoven s’horrifie de la dislocation des mots que les points médians et le « e » du féminin provoqueraient. Sait-il seulement qu’en France, jusqu’au VIIIème siècle (et en Angleterre jusqu’au XIIème siècle) la scripto continua, le fait d’écrire en continu les mots, sans espace, s’imposait. On imagine les Enthoven de l’époque, quand les blancs ont commencé à se glisser entre les mots pour en faciliter la lecture – « les disloquer et les rendre illisibles » aurait-il sans doute écrit. En franchissant les siècles, on l’imagine découvrant l’usage des espaces et de la mise en page face à un poème de Mallarmé ou de Roubaud – mais Mallarmé et Roubaud étant hommes et artistes reconnus, Enthoven devrait leur pardonner d’avoir « lacéré la Joconde » avec un Laguiole à deux mille euros.

Grammaire, conjugaison, orthographe, typographie, ponctuation, lexique : la langue ne cesse d’évoluer. Un point de vue normatif peut rester légitime – encore faut-il avoir les compétences linguistiques pour ne pas dire n’importe quoi ; mais quand la norme d’un lieu et d’une époque donnéE est présentée comme la vérité universelle de la langue, une Joconde, c’est que l’histoire est réécrite ou niée.

Ce qui scandalise le plus Enthoven est l’introduction du point médian et du « e » qui disloquerait le mot et le rendrait illisible. Exagérer l’effroi implique de sa part un nouveau négationnisme, qui n’est plus historique cette fois-ci : l’écriture inclusive est déjà pratiquée dans de nombreux pays, comme l’Allemagne, et la langue n’a pas implosé, les gens se comprennent toujours, la civilisation n’a pas sombré. Buzzfeed l’a récemment rappelé au chroniqueur d’Europe 1 (voir cet article). Martin Winckler a par ailleurs rappelé que la pratique contre laquelle hurle Enthoven est répandue au Canada francophone – petite invitation à la modestie et à la relativité du point de vue dont on se doute bien que le chroniqueur d’Europe 1 ne fera rien :

Pour rendre réel le danger imaginaire du « e » et du point médian, Enthoven va volontairement confondre écrit et oral. Au début de sa chronique, il affirme par exemple : « ne dites plus tous et toutes, disse (sic) tous, toutes et toustes‘ » qu’il prononce « toussetoutes tousstes ». Il enchaîne : «  ne dites plus celles et ceux, dites celles, ceux, ceuxlles et celleux‘ ». Un peu plus tard, il aura beau jeu de prononcer chaque lettre muette, les « e » et « s » de désinence, quand il assènera : « Ça donne des mots illisibles : uni-es, motivé-es, vigilant-es‘ ».

Or, s’il y a un lien évident entre l’écrit et l’oral, il n’y a d’équivalence parfaite dans aucune langue, le français en étant très éloigné. De nombreux signes écrits ne se prononcent pas et jouent portant un rôle décisif dans la compréhension d’un énoncé écrit. Quand Enthoven parle du « Ministère de la vérité de 1984 », il ne prononce pas le trait qui souligne, par convention, le titre d’un roman, et qui permet à l’œil de comprendre que l’on parle bien d’un roman et non d’une date. Quand il affirme « ne dites pas ‘un écrivain transgenre’ », il ne prononce pas les guillemets de citation à ‘un écrivain transgenre’.

Le point médian ne sera donc qu’un nouveau signe, entre un diacritique et un signe de ponctuation, dont Jacques Drillon dans son Traité de la ponctuation française résume ainsi la fonction : « Une chose était à dire, si constante qu’on l’a symbolisée (…) Un guillemet signifie : je cite ; un tiret : je m’interromps (…) ».

Prenons la phrase « Jérôme a dû se forcer à écouter la chronique d’Enthoven en entier » et appliquons-lui le principe d’oralisation qu’Enthoven prend pour discréditer le e et le point médian de l’écriture inclusive. Il faudrait alors dire : « Jérôme a sans accent car c’est l’auxiliaire avoir conjugué au présent de la troisième personne du singulier du avec accent car c’est le participe passé de devoir se forcer a avec accent car c’est la préposition écouter la chronique d apostrophe car il y a une élision Enthoven en entier fin de la phrase ». Et de conclure qu’il faut supprimer les accents, les apostrophes et les points car ils rendent le discours incompréhensible.

Ce n’est pas parce que tous ces signes donnent de telles indications à notre œil que nous allons les prononcer. De même, ce n’est pas parce que le point médian et le e (ou, dans l’écriture que j’utilise, le E majuscule) nous signalent que l’expression concernée inclut du masculin et du féminin qu’il faut le prononcer comme le fait Enthoven pour fabriquer son accusation d’attentat à la langue. Dans la phrase « Europe 1 recherche des chroniqueurSEs compétentEs », le COD ne se prononcera pas « chroniqueurzes », mais bien « chroniqueurs et chroniqueuses ». S’il doit être lu à voix haute.

Comme le rappelle l’intitulé d’écriture inclusive, cette pratique est spécifique au texte écrit. Je ne dispose pas de statistiques de linguistes sur le sujet, mais il me semble bien que l’expérience majoritaire de la lecture est celle, individuelle et silencieuse. La question de la transcription orale ne se pose donc pas dans les termes d’Enthoven. Si un texte écrit est destiné à être prononcé en public, ou bien l’orateurRICE sait retranscrire l’écriture inclusive en groupes nominaux coordonnés, ou bien on écrira en doublant les noms au masculin et féminin : « Travailleurs et travailleuses » et non « TravailleurSEs ».

L’affolement qu’Enthoven produit par sa prononciation est factice. Par ailleurs, elle exclut les noms ou adjectifs épicènes (dont la forme ne varie pas, y compris à l’écrit, qu’ils soient masculins ou féminins) ; ou encore les termes qui ne sont pas affectés par les marques de genre à l’oral. La phrase « Europe 1 recherche des éditoralistes pointuEs », par exemple, ne change pas à l’oral, que les éditorialistes cherchéEs soient des hommes ou des femmes. Cela représenterait une majorité des usages à en croire ces statistiques – que l’on pense simplement aux participes passés des verbes du premier groupe quand il faut les accorder.

Il n’y a donc aucune raison d’avoir peur de la prononciation, dès lors qu’on considère la réalité de la langue. L’écriture inclusive implique par contre une nouvelle discipline de l’œil, un changement d’habitude, et on peut concevoir que cela gêne. Des proches m’ont fait cette remarque – ils et elles comprenaient le principe et l’objectif de l’écriture inclusive, mais ne se sentaient pas capables d’en assumer les conséquences dans une lecture au long cours.

Cette objection est parfaitement valable, et elle reconnaît le bien-fondé des problèmes auxquels l’écriture inclusive entend répondre. Les habitudes se changent, et si dans certains cas, il y a un intérêt à la rendre plus difficile pour faire émerger le problème (voir plus haut mon témoignage sur Act Up), il est aussi possible de faciliter la transition en réduisant l’usage des e et des points médians par des doublons pour des marques du féminin plus complexes que le simple e rajouté (« Europe 1 recrute des chroniqueurs et chroniqueuses compétent-es ») ; par des termes neutres (« Raphaël Enthoven désinforme son public » au lieu de « ses auditeur-rices »), par l’emploi toujours bienvenu de « personnes » (« Europe 1 recrute des personnes enfin compétentes pour chroniquer l’actualité »).

Le privilège en panique

On le voit, il y a matière à débat, à conflit, à discussion. Et ces débats ont lieu, avec les personnes de bonne volonté, même quand elles sont critiques. L’écriture inclusive avance, fait des progrès, est en débat, y compris au sein de ces utilisateurRICEs. Un éditeur de manuel scolaire s’y met, plusieurs médias en font des dossiers solides. Les réactionnaires, du Figaro à Enthoven, font leur travail de figuration réactionnaire, s’agrippent à leur ressentiment, ralentissent les progrès, contribuent à rabaisser le débat public, mais enragent de ne pas entraver les avancées antisexistes – ou enragent de ne pas en être à l’initiative, de ne pas avoir donné la lettre de cachet.

La virulence d’Enthoven, qui peut à bon droit choquer, est inversement proportionnelle à la rigueur qu’il met à expertiser le sujet qu’il chronique. Voici un homme cis, blanc, hétérosexuel, valide, qui n’a vécu aucune oppression, et qui les aborde, les unes après les autres, distribuant les bons et les mauvais points aux personnes qui en sont victimes et qui luttent contre – racisme, sexisme, LGBTphobies, etc – et qui les invective dès lors que Sa Supériorité est en désaccord avec les stratégies élaborées sans son aval.

Voici un homme qui crache sur les féministes le mardi, refuse tout dialogue avec elles en les accusant de négationnisme et de lacération de la langue [5]mais est tout content de dire qu’il a dialogué avec l’antiféministe et LGBTphobe Eugénie Bastié. « Je discrédite les féministes, je donne la parole à des réactionnaires déjà médiatiquement exposé-es, parce que vous comprenez, moi, je sais débattre avec les gens avec qui je suis en désaccord, contrairement à ces militantEs qui grouillent en bas : c’est top, vous comprenez. »

Voici un homme qui s’est seulement donné la peine de naître pour avoir accès à la parole médiatique et publique, et qui en use et abuse pour réécrire l’histoire des luttes des minorités et de leurs oppressions, en refusant de considérer le point de vue de ces minorités, en s’asseyant sur tout devoir de rigueur et en compensant l’absence d’expertise par une virulence verbale comique et pompeuse, et qui dissimule mal sa blessure de Mâle frappé à l’égo.

Ces insultes envers les féministes, c’est la violence du petit noble qui se rend compte que la langue n’est pas la terre dont il pensait être le propriétaire avec quelques rares penseurSEs ; qu’elle appartient à tousTEs et que chacunE peut la faire évoluer ; qu’elle est objet et outil des rapports de forces, et qu’elle lui échappe, que personne n’a besoin de son autorisation pour la cultiver. La violence de sa chronique sonne comme un clap de fin.

 

Photo de Une : By Marie-Stéphane Barthout (Author’s private collection) [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0) or GFDL (http://www.gnu.org/copyleft/fdl.html)], via Wikimedia Commons


[1] Eliane Viennot, Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin, éditions iXe, 2014

[2] On peut aussi citer la distinction dès le XVIème siècle de la « rime féminine », se terminant par un « e » muet, réputée plus douce, comme les femmes, de la « rime masculine ». On peut citer le participe présent qui devient au XVIIème siècle « invariable », c’est-à-dire décliné au masculin singulier.

[3] La mise sur le même plan de pratiques ou de personnes, sans aucune considération pour leur pouvoir respectif ou de leur situation d’oppression, est une constante de la pensée d’Enthoven – le penseur blanc qui compare la sélection raciste d’un bar identitaire aux discussions entre personnes victimes du racisme d’État au sein du camp d’été décolonial. On comprend mieux ainsi sa comparaison de l’écriture inclusive et du combat pour rebaptiser les lieux publics portant le nom de complices de l’esclavage.

[4] Je continue à utiliser le plus souvent, notamment parce qu’avec l’expansion de l’écriture inclusive, des pratiques plus discrètes comme le point médian paraissent par contrecoup plus acceptables pour les personnes de bonne foi qui acceptent les principes de l’écriture inclusive mais qui ont du mal à s’y habituer.

[5] Et l’intéressé n’assume même pas ses propos. Dans un tweet publié aujourd’hui, il écrit, en réponse à une personne qui lui propose de lire une tribune consacrée à la règle du « masculin qui l’emporte sur le féminin » : « Je n’ai jamais dit que rien ne devait changer. Juste que le volontarisme en matière de syntaxe est totalitaire et vain. »

Or, si Enthoven ne dit pas ouvertement qu’il ne faut rien changer, le discrédit qu’il apporte à l’écriture inclusive est suffisamment parlant pour qu’on le comprenne sans qu’il ait besoin de l’expliciter : la comparaison avec la Joconde est suffisamment parlante. Par ailleurs, ses imprécations ne se limitent pas à la syntaxe. Dès l’ouverture de sa chronique, il s’en prend aux propositions antisexistes en matière de lexique, en s’indignant qu’on parle de « droits humains » et non de « droits de l’homme ». Nul dialogue n’est possible avec une personne qui documente si peu son sujet, compense son manque d’expertise par la violence que lui permet son statut dans la société, et n’assume pas ensuite la lettre même et la portée de ses discours.

Ce texte n’engage que la responsabilité de son auteur. Les textes du collectif sont signés « Par le collectif Irrécupérables ».